1902 à 1907 - LA MISERE A PENMARC'H

Le monde de la pêche et celui des conserveries est au centre de cette crise. Il serait utile, avant de commencer à chercher les causes d'une telle crise, de connaître un peu le labeur des pêcheurs et des usinières, réunis autour du travail de la sardine...
 

La vie illustrée N°223 du 23 Janvier 1903

La misère, cette plaie qui n'a pas de patrie, désole nos côtes bretonnes ; des familles de pêcheurs éprouvés par la raréfaction de la sardine, qu'un poète breton a appelée le blé de l'Océan, ne gagnent plus le pain quotidien.

De Brest à Quiberon, le long de la cote escarpée et capricieusement découpée, de longues théories de pêcheurs, aux visages hâlés par le vent du large et émaciés par les privations, ondulent sans but, dans une promenade désespérée. La pêche à la sardine est arrêtée, on va à la pêche au pain, à la recherche de la miche, fiévreusement attendue, là-bas, par les petits, dans la cabane lépreuse que la joie a désertée.

Le Breton est fier, et. s'il se résout à révéler sa misère, c'est qu'il ne compte plus sur la pêche qui le fait vivre et que la famine qui fauche les siens n'est plus supportable. 

Dans un magnifique élan qui fait éloge de ce sentiment qui reste pur au milieu de nos tares, la solidarité humaine, de tous les coins de France, s'organisent des souscriptions dans le but d'alléger une si grande infortune.


A Penmarc'h - Dans l'âtre

A Penmarc'h - La garde malade


La pêche à la sardine et l'industrie sardinière sur les côtes bretonnes ont été souvent décrites. Nous empruntons à M. de Burggraft quelques détails d'une monographie publiée sur cet intéressant sujet et qui ont le mérite d’être rigoureusement exacts :


La Pêche

La sardine (clupea sardina), de la famille du hareng, vit en bandes innombrables dont la reproduction peut donner une idée, une sardine frayant plus de 5.000 à 6.000 œufs à la fois.



Pendant l'hiver, elle fréquente les profondeurs de la mer et ne monte à la surface que pendant l'été et une partie de l'automne ; sur les cotes bretonnes elle apparaît à partir de mai jusqu'à fin octobre.

On attache une telle importance à l'apparition des bancs de sardines, que le bateau qui le premier rapporte quelques sardines, dites la prime, reçoit des usiniers à qui elles sont présentées une gratification. C'est même l'occasion d'une petite cérémonie qui fait date, car dès ce moment, on arme pour la pêche.

Les bateaux en usage en Bretagne sont des barques non pontées de 7 à 8 tonneaux, de 28 pieds de quille environ, montées par cinq à sept hommes et un mousse, gréées de deux voiles rectangulaires : l'une à l'avant, appelée misaine; l'autre, plus grande, à l'arrière, le taíllevent.


Le filet spécial à cette pêche, d'une grande finesse de mailles, est rectangulaire, d'une longueur de 45 mètres environ, sur une hauteur de 9 à 10 mètres. Sur l'un des grands côtés, des lièges le font flotter, tandis que des plombs ou des pierres disposés sur l'autre côté le maintiennent verticalement dans l'eau.

Dans le bon vieux temps, les femmes et les anciens fabriquaient les filets ; maintenant les machines les livrent aux prix de 70 à 80 Fr. tout montés avec les lièges et les plombs.

Le fil est goudronné ou passé à une composition chimique (sulfate de fer) pour le préserver.

Au retour de chaque pêche, on laisse les filets au mât pour les sécher. L'aspect des ports est alors des plus amusants, les filets se livrant au gré de la brise à une danse dont les inflexions sont des plus gracieuses.



Ce tableau, si familier aux côtiers, est remplacé maintenant par le poignant spectacle du chômage ; et au lieu des visages souriants, des cris de joie, de toute cette activité fébrile qui animaient le paysage,la plus grande tristesse, et le plus profond silence planent sur toute la côte.

Chaque bateau embarque 7, 8, et même 9 filets de différents moules (grosseur de la maille),refermés dans une boîte spéciale - caisse aux filets - située l'arrière de la barque.
La sortie des bateaux est, dans chaque port, un petit événement quotidien plein d'attrait. En quelques instants on les voit se couvrir de leurs voiles, et partir pour les lieux de la pêche, rarement a plus de quelques kilomètres de la côte. Aussitôt le banc de sardines découvert, on cargue les voiles et on baisse les mâts (on l'espare). Le patron fait jeter (allonger) un filet qui flotte à l'arrière (à la traîne), tandis que les matelots maintiennent avec les avirons le bateau contre le vent (ils nagent bout au vent) pour empêcher le filet de se rassembler (de culer). L'appât employé, appelé rogue, importé de Norvège, n'est autre que des œufs de morue, dont le baril de 135 kilogrammes coûte de 30 à 80 francs (50 à 60 francs comme prix moyen).

Un bateau use par semaine plus de deux barils ; parfois, si la pèche marche bien, un baril de rogue par journée; aussi, à cause de son prix élevé, on ne l'emploie que mélangée d'eau de mer, de sable et de tourteau pulvérisé, d'arachide, plante légumineuse fort commune. Le mélange se fait dans un tonneau (baillet) ; le patron en remplit un petit seau à manche (gambelot) où il puise pour jeter par poignées l'appât sur toute la longueur du filet.


Au bout de quelque temps, des écailles, des bulles (bouffies) qui apparaissent à la surface de l'eau sont un indice de la présence du poisson dans les eaux du filet (il bervenne).
La sardine en se précipitant sur l'appât, se prend par les ouïes dans les mailles du filet, dont les dimensions (le moule) doivent être en rapport avec la grosseur de la sardine : aussi le patron au début soulève-t-il le filet afin de voir s'il fait allonger le filet qui convient.
Le coup de filet (la séance) ramène ordinairement de 5 à 6.000 sardines, et jusqu'à 20.000 ; les marins disent dans ce cas que le poisson est fou.
La pêche est faillie si le nombre est au-dessous de la moyenne.
La pêche achevée, on appareille et on rallie au plus vite le port le plus proche : les premiers arrivés vendant leur pêche plus cher. Les femmes assises au bord de la mer attendent, tout en bavardant, la rentrée des barques et de leurs hommes.
Elles savent, dans un point à l'horizon, distinguer la barque qui leur est chère ; toute leur existence est attachée à cette pêche qui les fait vivre elles et les leurs.
Du bout des jetées, des sardinières envoyées par les usines crient aux bateaux qui rentrent les cours de vente qui varient d'un moment à l'autre. Quand ils ne peuvent accoster, les mousses, les marins se mettent à l'eau avec leurs paniers de sardines et font la navette entre les barques et la cale, tant on est pressé de présenter les premiers la sardine aux acheteurs.
L'activité de la pêche est telle qu'à peine le poisson vendu, on repart tout de suite. Les barques mouillent au large, attendant le lever du soleil pour reprendre la pêche. Celle-ci ne peut se faire que le jour, et par une mer, sinon calme, du moins pas démontée.

La sardine s'expédie aussi en vert, simplement salée par paniers de cent, même en hiver, car on peut encore pêcher à la drague une espèce de grosse sardine dite sardine de dérive. Cette dernière, ne vivant pas en banc, ne pourrait motiver une pêche comme celle que nous venons de décrire.
Quelques chiffres donneront une idée de l'importance de cette industrie dont vit toute la population maritime de l'ouest de la France. Les centres principaux sont les départements de la Loire-inférieure, de la Vendée, du Morbihan et du Finistère. Concarneau et Douarnenez sont les ports les plus importants de cette pêche; ils arment chacun plus de 600 barques, puis viennent Audierne, le Croisic, Port-Louis, Belle-Île, Quiberon, etc. D'après les dernières statistiques, plus de 30.000 hommes environ, sont employés à cette pêche qui, avec les différents travaux qu'elle exige, fait vivre jusqu'à 150.000 individus, tant marins que paysans de la côte qui au moment de la sardine s'embauchent comme matelots. Ces paysans marins forment une race à part, très curieuse à étudier, qu'on appelle près de Concarneau les gas de nevé. Une barque coûte de 1.500 à 2.000 francs toute gréée avec les filets, et elle peut naviguer pendant douze ans environ.

Le bénéfice provenant de la pêche se divise en deux parts, l'une affectée au bateau, agrès, rogue et filets, l'autre se partage entre les hommes (patron compris) en parts égales (lots), les mousses ne touchant qu'un demi-lot. Quant à la valeur du lot, elle peut atteindre avec une bonne pêche 25 à 30 francs, quelquefois davantage. Mais empressons-nous de dire que bien des fois on rentre sans poissons, heureux de s'en tirer sans avaries.

Les bateaux tombent quelquefois sur des bancs de sprats ou d'anchois, poissons analogues qu'on traite de même et qui remplacent la sardine, sans pouvoir la détrôner de son rang de poisson fin et délicat que tout le monde connaît.

Les conserveries


Le poisson est livré, contre des jetons qu'on règle toutes les semaines, aux gérants d'usines, commis ou commises, installés dans de petites barques sur les quais, par panarées, paniers de deux cents sardines qu'on expédie tout de suite aux usines ou fritures.

Le prix de vente du mille de sardines est excessivement variable; il est de 1 fr. 50 à 50 francs le mille. Les pêches sont parfois tellement abondantes que, les usines regorgeant de sardines et refusant d'en prendre, elle descend au rôle dégradant d'engrais, qu'elle remplit du reste à merveille. Les opérations de la fabrication des boîtes de sardines sont nombreuses. Arrivées à l'usine, les sardines sont lavées à l'eau de mer, puis étalées sur des grandes tables où on les recouvre de sel. On les vide ensuite et on coupe les têtes : c'est le détêtage. Après le passage dans la saumure (mélange d'eau de mer et de sel) où elles séjournent pendant une heure environ, on les place par deux cents sur des grilles (espèces de paniers en fil de fer galvanisé) pour les laver de nouveau : c'est le passage au bleu ; de là on les fait sécher, soit au soleil, soit dans des étuves.




On compte environ une heure ou deux pour sécher dix mille sardines au soleil, tandis qu'à l'étuve l'opération exige près de quatre heures. Elles sont alors prêtes pour la cuisson.
La sardine est cuite dans de l'huile d'olive pendant deux à quatre minutes, suivant la grosseur du poisson. Les sardines imprégnées d'huile sont enfin mises en boîtes et livrées le lendemain aux soudeurs, qui placent et soudent les couvercles, afin d'obtenir une fermeture hermétique indispensable à leur conservation. En outre, on les plonge par 400 ou 500 à la fois dans des cuves d'eau bouillante : c'est le bouillotage, où elles restent d'une heure à trois heures, temps nécessaire pour porter la température à 100 degrés et détruire par suite tout germe de fermentation. Une usine importante peut emboîter par jour 40,000 grosses sardines ou 60,000 petites. Le chiffre de l0,000 répond à la production moyenne des usines bretonnes.


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Voilà d'amusants et intéressants détails sur l'industrie du petit poisson aux écailles d'argent qui déserte nos côtes, et dont les pêcheurs souhaitent ardemment le retour, comme le phtisique, aux jours les plus sombres de la saison morose, souhaite le retour des hirondelles.
JEAN SYRVAL.