LE CONFLIT DE PENMARC'H - JUILLET 1927

Ce reportage sur la grève des pêcheurs de 1927 est tiré de "La Révolution Prolétarienne", Revue bi-mensuelle Syndicaliste Communiste, n°38 et 39 des 15 juillet et 1er août 1927. Le journaliste E. Allot analyse assez finement cet évènement vu du côté des pêcheurs, patrons et marins. S'il nous avait été rapporté, le point de vue des usiniers eut forcément été différent, sans pour autant qu'ils n'avouent que l'appât du gain en était le motif essentiel, toute compassion absente pour une population maritime qui vivait dans la misère.



Avant de lire cette rubrique, je vous recommande de lire la rubrique Histoires/En pêche afin d'un peu comprendre la vie du marin au début du XXème siècle et de bien appréhender "Le conflit de Penmarc'h - Juillet 1927"


Une Journée En Pêche


 Première partie de l'article tiré de La révolution Prolétarienne, n° 38 du 15 Juillet 1927.

En 1924, la belle victoire des sardiniers de Douarnenez en lutte pendant deux mois pour l'augmentation de leurs salaires de famine n'est pas encore oubliée et de nouveau l'attention de la classe ouvrière vient d'être attirée sur la situation des travailleurs de la mer de la côte bretonne.
Les mêmes fabricants de conserves, ceux qui, il y a trois ans, refusaient à leurs ouvrières le droit de manger à leur faim, veulent aujourd'hui, en mettant dans la sardine un prix deux on trois moins élevé que l'an dernier, réduire à la misère plus de 20.000 pêcheurs et les obliger à employer des engins de pêche qui amèneraient une surproduction de poisson laquelle leur permettrait de diminuer encore les prix et d'augmenter leurs bénéfices.

Le mouvement parti de Saint-Guénolé va s'étendre vite à tous les autres ports et fin juin les pêcheurs ne pouvant gagner leur vie et ne tenant pas à ne travailler que pour enrichir les usiniers, déposent les rôles et pendant dix jours ce sera la grève générale.

Brusquement, coup de théâtre. Le mercredi 6 juillet, les patrons pêcheurs de Concarneau et de Douarnenez réunis à peu près à la même heure, émettent un vote par lequel ils se disent prêts à prendre la mer. Que s'est-il passé exactement ? Je ne saurais le dire aujourd'hui n'ayant pas encore de détails précis et ne voulant pas me contenter des affirmations que j'ai lues dans la presse.

Cependant à la suite de l'enquête partielle à laquelle je me suis livré, je crois pouvoir dire qu'il n'y a pas eu trahison. Les patrons pêcheurs n'ont pas voulu que l'on puisse croire - les femmes commençant déjà à protester contre eux - qu'ils étaient responsables de la continuation du conflit et c'est un des motifs, à Douarnenez au moins, qui les ont amenés à prendre cette position. D'autre part, il est bien certain que si les matelots n'avaient pas voulu reprendre la mer, jamais les patrons pêcheurs n'auraient pu sortir seuls et si les matelots ont accepté aussi facilement la décision prise, c'est que sans doute ils n'étaient pas contre la fin de la grève.

Un fait que l'on oublie de signaler, c'est qu'à Quiberon les bateaux sont sortis le mercredi matin, avant le vote de Douarnenez et de Concarneau, que dans ce dernier port les marins ont pris la mer le jeudi soir et le vendredi matin et que ce sont les pêcheurs de Douarnenez qui sont sortis les derniers, le vendredi soir et le samedi matin.

A mon avis il est trop facile pour expliquer cette fin brusquée de crier à la trahison. Il est préférable d'examiner la situation et d'essayer de prévoir ce qui sera possible de faire à l'avenir.
La première cause est pour moi le manque d'organisations syndicales (pas de syndicats dans les ports, à peine quelques petits groupes sans grande influence dans quelques-uns) et la difficulté de se tenir en relations avec tous les ports et de renseigner exactement les grévistes.
De plus, il faut savoir que la misère se faisait déjà sentir dans les ménages des pêcheurs et que les femmes qui connaissaient bien le pauvre état de la bourse, qui sans doute n'avaient pas bien compris la portée du conflit, et qui pensaient que les marins devaient d'abord sortir et qu'ensuite on verrait, étaient contre la grève. A Douarnenez elles avaient même commencé à manifester dans ce sens. Les réunions du mercredi et du jeudi n'allèrent sans incidents créés par une partie d'entre elles.

Et maintenant après cette défaite quelle va être la situation ? Persuadé que les prix ne sont pas assez élevés, je pense que la saison n'ira pas sans incidents et que la côte bretonne sera, surtout si la pêche est mauvaise, agitée par des mouvements isolés qui aboutiront difficilement, les fabricants de conserves avant des usines tout le long de la côte. Seul un mouvement général peut les atteindre et seule une organisation syndicale sérieuse groupant tous les syndicats des ports, permettra aux pêcheurs de lutter avantageusement contre les "seigneurs de la sardine".

La stabilisation du franc mise à part, ce conflit ne diffère pas beaucoup de ceux qui avant 1914 ont mis aux prises pêcheurs et usiniers. Ces derniers ont toujours voulu avoir de grandes quantités de poisson à bon marché et sans modifier l'outillage de leurs usines ont tenté à plusieurs reprises, directement ou indirectement, d'imposer aux pêcheurs de nouveaux engins, d'autres moyens de pêche qui nécessairement provoqueraient une surproduction et aviliraient les prix.
La cause essentielle du conflit n'est pas à mon avis la crise économique actuelle, elle réside surtout dans la volonté bien arrêtée des usiniers d'industrialiser la pêche. Voyons d'abord l'une des raisons données, celle dont on parle le plus : la stabilisation du franc.

L'an dernier, les industriels de la conserve ont joué à la baisse du franc, c'est-à-dire à la hausse des prix. Quand le franc était à deux sous, l'on a travaillé à pleins bras dans toutes les usines de la côte et les stocks, au moins dans certaines, se sont accumulés. Je dis dans certaines, car si mes renseignements sont bons, il en est qui ont vendu à peu près toute la sardine travaillée en 1926. Le maquereau serait en magasin.


CAUSES DU CONFLIT

Pendant ce temps, les exportations marchaient rondement. 

L'Angleterre, l'Amérique, tous les pays à change haut achetaient beaucoup de conserves et payaient en livres ou en dollars. C'était l'âge d'or pour les fabricants qui, d'ailleurs, n'ont connu depuis 1914 que des années de grand profit. Il est des usines dont les affaires avant guerre n'étaient pas brillantes et qui, ces dernières années, avaient des situations bien assises. Sans compter celles qui ont employé une partie de leurs bénéfices à l'agrandissement des bâtiments.
Donc, en 1926, l'on vendait bien; dans cette course vers un gain toujours plus grand, la concurrence se fit sentir et les prix montèrent. La douzaine de thons (7 kilogrammes en moyenne l'un) se paya 1.300, 1.400, 1.500 francs et le mille de sardines dépassa 400 francs.
Il ne faudrait pas croire que les marins s'enrichirent pour cela. Ils gagnèrent leur vie et c'est tout. La pêche avant été plutôt médiocre, le gain des pêcheurs dans les ports bretons - 2.000 à 2.500 francs pour quatre mois de pêche - leur permit tout juste de joindre les deux bouts.

De plus, certains fabricants jouant toujours à la baisse du franc, firent des provisions d'huiles, de boîtes, etc., et ils voyaient déjà les gros bénéfices qu'ils ne manqueraient pas de réaliser si la livre continuait à monter.

Ouvrières de St Guénolé

Tout à coup, hausse rapide du franc. Les exportations, en partie au moins, car il y a des marchés passés, s'arrêtent et les stocks ne sortent plus assez vite. Comme le marché intérieur était insignifiant, les commerçants sentant la mévente vivaient sur leurs réserves et ne les renouvelaient que petit à petit et les ouvriers pour qui les conserves étaient devenues un mets de luxe n'en achetaient plus. Ce fut la crise.

Aujourd'hui, pour écouler plus facilement leurs marchandises, les usiniers baissent un peu leurs prix - baisse que le consommateur ne sent pas - mais comme ils ne veulent pas sacrifier même en partie leurs bénéfices antérieurs, ils tiennent à faire supporter par les pêcheurs seuls, les frais de la stabilisation, qu'ils n'avaient pas prévue dans la période d'abondance.

Aussi, vue sous cet angle, la crise actuelle, qui touche les ports bretons et, il faut le dire, qui n'a pas surpris les militants ouvriers, n'est que la suite de celle qui se fit sentir dans notre pays en 1926. La fin de l'année étant une période de chômage ou de demi-travail dans l'industrie de la conserve, on ne sentit pas ici les effets de la hausse du franc à cette époque. Les pêcheurs n'ont commencé à la subir qu'au début de 1927, à la pêche aux maquereaux, quand ils ont dû vendre 35 francs le cent du poisson qui était vendu l'an dernier de 90 à 100 francs (trois gros maquereaux au kilogramme).



Malgré tout ce qu'on a pu dire ou écrire au sujet de ce conflit, je reste persuadé que la hausse du franc et la mévente momentanée des conserves ne sont que des prétextes qui cachent, mal d'ailleurs, la manoeuvre des fabricants.
Je crois que "si demain les pêcheurs consentaient à une capitulation sur la question du mode de filet à adopter, les usiniers modifieraient sensiblement leurs propositions" et les stocks qu'ils se plaisent sans doute à augmenter, passeraient au second plan.


Carte originale de l'article

En effet, dans la Journée Industrielle du 17 août 1925, on peut lire : "Notre industrie ( celle de la conserve) ne pourra survivre en France que si les procédés de pêche se transforment d'une manière radicale. Pour assurer aux usines l'approvisionnement suffisant et régulier (1) il faut employer des engins de pêche plus puissants ou plus sûrs : filets tournants et filets droits, pinasses à voiles ou à moteur aux multiples annexes."
Notons que si les fabricants parlent de transformation des procédés de pêche, ils laissent dans l'ombre la question pourtant aussi importante de la transformation de leur matériel.

Dans le communiqué des usiniers, an début de la grève, il est dit : "Les fabricants estiment que c'est seulement en cherchant à augmenter leurs prises de poisson et particulièrement en employant un plus grand nombre de canots annexes que les pêcheurs peuvent s'assurer le gain qui leur est nécessaire et aider à sauver l'industrie qui les fait vivre (2)."


Ces deux déclarations sont nettes. Cela veut dire : Pêcheurs, amenez-nous beaucoup de poissons à vil prix - nos stocks, il y en a peut-être, mais nous nous en arrangerons - et si par la suite la plupart d'entre vous sont réduits au chômage, tant pis ! Nous, fabricants, nous aurons rempli nos coffres-forts et c'est l'essentiel.

Qu'arriverait-il si les pêcheurs consentaient à cela ? Aujourd'hui, étant donné l'outillage des usines, le travail (étripage et mise en boîte) qui doit se faire à la main, il n'est pas possible de travailler tout le poisson pêché - même avec les engins actuels : filet droit et une annexe - si la pêche est seulement bonne. Nous avons vu bien souvent, dans le passé, les marins obligés de jeter tout ou partie de leur pêche à la mer parce que les usiniers étaient surchargés et que les femmes, même en travaillant quinze, seize, dix-sept heures par jour, n'arrivaient pas à mettre en boîtes tout le poisson acheté.


Il est une remarque que l'on doit faire. Dans ce conflit, les usiniers n'ont jamais voulu prendre l'engagement ferme d'absorber chaque jour toute la pêche des bateaux. Ils savent bien que le filet droit, actuellement en usage d'Arcachon à Brest, est largement suffisant en période normale pour alimenter leurs fabriques, mais ce qu'ils veulent c'est la surproduction afin d'être maîtres absolus du marché, car, malheureusement, les pêcheurs n'ont aucun autre moyen d'écouler rapidement leur poisson ou de le conserver même quelques jours.

Les fabricants savent aussi que les prix offerts par eux sont nettement insuffisants et qu'ils ne permettent pas aux pêcheurs de gagner leur vie. Le ministre lui-même l'a reconnu publiquement en disant à la Chambre : "Il me paraît légitime que les pêcheurs de Saint-Guénolé refusent ce prix de 300 francs."


Les usines de St Guénolé

Carte originale de l'article


A 300 francs les cent kilos, non seulement le matelot ne gagne à peu près rien, mais aussi le patron pêcheur, si la pêche n'est pas très abondante, il ne touche pas assez pour payer ses frais généraux : rogue, filets, etc. Mais ce qu'ils veulent c'est obliger les marins à employer des moyens qui augmenteraient leurs prises et par cela même leurs gains, disent les usiniers. (Ceci n'est pas bien certain, car dans les années de disette comme d'abondance le gain des pêcheurs est loin d'être élevé.) Et alors, la capacité d'absorption des usines étant bien limitée, les trois quarts des pêcheurs seraient réduits au chômage et seuls encore ils supporteraient tous les effets de la stabilisation. Ces chômeurs, pour vivre, seraient amenés à offrir leurs bras pour un salaire moindre, et c'est toute la corporation qui serait réduite à la misère.

Et qu'on ne dise pas que les pêcheurs sont contre tout progrès. Il suffit de comparer la pratique de la pêche d'aujourd'hui à celle d'il y a vingt à vingt-cinq ans et de voir l'annexe, le filet fin, le moteur qui s'installe de plus en plus. Je suis bien certain que les marins ne repousseront pas les filets tournants ou annexes multiples quand les usiniers auront installé chez eux le matériel qui leur permettra de travailler tout le poisson pêché et trouvé les débouchés nécessaires pour écouler toutes leurs marchandises. Ce jour-là plus de crainte d'avilissement des prix, mais jusque-là on comprend que les pêcheurs doivent rester sur leurs positions s'ils veulent vivre.
Enfin, filets tournants, annexes nombreuses, moteurs, etc., coûtent cher et les patrons pêcheurs ne pouvant actuellement les acheter seraient dans l'obligation d'avoir recours -aux capitaux des fabricants ou de leurs amis. Ne possédant plus alors leurs instruments de travail, ils seraient entièrement sous la coupe des capitalistes pour qui la transformation serait tout bénéfice.
Cette industrialisation se réalisera sans doute dans la conserve comme elle s'est réalisée dans les autres branches du travail, mais si les pêcheurs savent solidement s'organiser, - et non pas pour un jour comme c'est le cas trop souvent - dans une puissante fédération de syndicats, depuis Saint-Jean-de-Luz jusqu'à la Manche, fédération en liaison intime avec les organisations des sardinières et manoeuvres d'usines, ils pourront alors lutter avantageusement et poser quelques conditions au lieu d'être écrasés et réduits à la misère par tous les requins de la côte.


(1) On oublie de dire à quel prix et toute la question est là.
(2) Actuellement la pêche se fait dans les ports bretons dans un seule annexe, petit canot traîné par le bateau sur le lieu de pêche. A Arcachon, où le nombre des bateaux est très réduit, les marins emploient plusieurs annexes.